LA BOUCHE PLEINE DE FEU

J’ai des aphtes parce que la nuit je crache du feu.

Je joue le dieu de la destruction, je respire de l’air brûlant et des fumées.

J’ai toujours un gros aphte là, à la racine de la gencive. La joue s’attache à la mâchoire par l’intérieur à cet endroit, c’est de la chair molle sur des muscles puissants, les muscles de la joue. Tout là tout au fond j’ai tout le temps des aphtes.

C’est mauvais pour la voix mais là ça va, je me réveille.

Avant la représentation je prends un plâtre pour l’estomac et après je me brosse les dents parce que les liquides inflammables sont corrosifs et m’abîmeraient la gorge, l’estomac, les gencives et les dents si je ne faisais pas attention.

Je bois de l’eau.

Dans ce spectacle, à part le dieu de la destruction, il y a le dieu secourable aux douleurs qui crache du feu, mais il ne le fait qu’une fois, alors que moi, c’est à chacune de mes apparitions que je dois faire des flammes, et il faut qu’elles soient importantes, surtout vers la fin.

Après je me couvre le visage et les mains de biafine, je bois de l’eau, je crache…

Les autres, dans les coulisses je veux dire, les autres ne m’approchent pas.

Une fois j’ai avalé la gorgée de kerdane que je devais cracher et j’ai dû dire à mon responsable : je n’arriverai pas à me faire vomir, emmène-moi à l’hôpital, je paye moi, tu n’as pas à payer parce que c’est moi, j’ai avalé de travers alors que c’est du poison le kerdane. Il m’a emmené. C’était comme si j’allais mourir, et je ne ressentais rien de particulier, j’avais la mort patiente, par contre lui ça avait l’air de lui crever le foie de m’emmener à l’hôpital.

On m’a fait un lavage d’estomac et je me suis bien remis.

Nous en sommes déjà à la nuit qui tombe ? Il faut que je me prépare. Après je vais y aller. Je prépare mes affaires et le reste du costume est là-bas.

C’est sur le plus gros bras du fleuve que la barge où se déroule le spectacle descend. En plein air et sur l’eau, avec un bar qui vend de l’alcool et un repas. Même si le spectacle ne les intéresse pas, ceux qui ont payé peuvent regarder l’eau, le ciel, ou les autres spectateurs, aller boire un verre entre eux.

Sauter dans l’eau depuis la barge est interdit, il y a eu des accidents et l’eau, miroitant des néons et des flammes, n’a pas l’air d’une eau où nous pourrions nous baigner. On dirait une eau faite d’autre chose que de l’eau. Une eau qui doit être lapée par des êtres immenses.

Le spectacle commence par le grand barattage du cosmos.

À ce moment-là je ne suis qu’un jeune dieu parmi tous les autres qui se battent contre les dieux renégats et les monstres.

C’est à celui qui arrivera à tirer à lui un grand bâton matérialisé dans l’univers. Il servira de sceptre au moment de régner sur tous les autres. Pour le spectacle, c’est une barre de huit mètres de haut qui traverse la scène en diagonale et sur laquelle les danseurs grimpent et tournent.

Les monstres ont l’avantage, ils sont plus nombreux et n’ont pas de chef, ils veulent fracasser le sceptre et en prendre chacun un bout pour régner sur un cosmos lacéré.

Nous les dieux sommes mieux organisés cependant. Nous avons un dieu géant, une sorte de brute qui se tient à la base du sceptre, et nous grimpons sur ses épaules pour bondir et nous battre en duel contre les monstres.

Les nouveaux costumes sont mieux aussi pour les monstres, ils sont plus terrifiants à mon avis et les ailes sont mieux attachées qu’avant, elles battent avec plus de violence, ça fait se lever la poussière de la scène et du monde tout autour.

Dans des brumes météoritiques, nous tenons un bout du bâton, nos ennemis l’autre, et à force de tirer dans un sens et dans l’autre, comme le lait devient du beurre, le cosmos devient le monde. Il se condense, et son changement brutal de pression précipite les monstres et les dieux en périphérie des choses. Parce qu’ils doivent les rattraper au vol, l’infra-monde et le sur-monde se matérialisent, en forme d’éther et de rosée. Des palais peints aux toiles de fond se déroulent en tombant.

Grigri malheureux accroché au bâton encastré au travers des trois mondes, je reste seul suspendu au milieu de la scène.

Je regarde ce qu’il se passe, je tourne ma tête à gauche, à droite, avec un bras je montre les étendues qui se sont créées. J’ouvre la bouche très grande et je claque les mâchoires pendant que le soliste en bas chante :

“On ne pourra pas achever ce monde, il reste trop de petit lait partout. Il se forme des océans, des rivières et de la neige, mais ça ne suffit pas. Ce monde ne va pas prendre, il ne va pas lever. Il va rester en flaques dans ses levains.”

Là je pousse des cris, et mes cris enflamment le bâton immense qui servirait à ordonner le cosmos, tous les autres danseurs font semblant d’avoir peur.

C’est encore le début, alors les spectateurs ne s’attendent à rien, ils savent qu’il y aura des numéros de pyrotechnie mais l’histoire ils ne la saisissent pas bien : ils n’ont pas forcément lu le dépliant, souvent ce sont des touristes, ils finissent de manger lorsque le spectacle commence.

Les flammes ne sont pas importantes à ce moment-là. J’en fais quelques unes, mais tout le long de la barre qui me retient, ce sont des flammes artificielles, des rubans en plastique de deux mètres levés au rythme de la musique par une soufflerie. Je dois cracher en même temps qu’elle sinon les gouttelettes de kerdane me repartent dans les yeux.

Le bâton se consume lentement (il remonte dans les cintres), je tombe sur la scène.

Je suis le dieu oublié qui pleure dans l’incendie qui se propage, le dieu qui ne peut ni remonter au-dessus du monde ni s’enfoncer plus bas. Les rubans de flamme montent jusqu’à me cacher aux yeux des spectateurs.

“Des cendres volant dans l’éther nait tout ce qui vit : les animaux et les plantes, à peine nés sont consumés et de leurs cendres naissent à nouveau d’autres bêtes et d’autres fleurs, des végétaux luxuriants immédiatement dévorés, des lézards immenses…”

Tout ça c’est le choeur qui le chante.

“Des cendres des bêtes nées des cendres du sceptre nait le premier humain.”

Les naissances d’êtres immédiatement enflammés s’accélèrent. Les dieux et les monstres pleurent des torrents de pluie de voir tout ce gâchis. L’incendie se tasse. Là je vais au fond de la scène à quatre pattes, parce que le tableau suivant ne me concerne pas.

L’humanité est jouée par les enfants des danseurs, ils sont une dizaine, les plus grands les bébés dans les bras, ils traversent le plateau lentement.

“Pleurez, pleurez que le monde devienne habitable ! Il n’est fait ni pour se battre, ni pour pleurer, mais pour danser et chanter ! Nous voulons bien habiter ce monde, lever la tête vers la plante des pieds des dieux et la baisser sur la calvitie des monstres ! Ce monde nous convient ! Pleurez jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’un peu de feu dans nos fourneaux !”

Les dieux pleurent longtemps. Un système de tuyauterie inonde et rince le plateau, asperge les spectateurs les plus proches, puis l’eau est captée par des rigoles qui crachent directement dans le fleuve. C’est de l’eau claire, pleine de paillettes.

Un danseur descend des cintres, parle aux premiers humains : “Vous êtes sûrs que vous allez être bien installés ?”

Les enfants les plus petits sont impressionnés, parce que son masque a deux visages et une couronne d’oreilles. D’autres savent que c’est leur père là-dessous, d’autres, l’index plié contre les lèvres, fixent les spectateurs avec des yeux d’abîme.

Et puis les humains se mettent à souffrir. Parce que le monde porté très chaud et refroidi brutalement a durci comme de l’acier. Des danseuses apparaissent avec des néons autour du ventre, des soutifs en forme de serpent.

Fin du premier acte. Il y en a cinq.

En allant sur le quai où est accostée la barge, tous les soirs, je passe devant une église évangéliste, je crois, un bâtiment bondé.

Ils chantent toujours :

“Dieu tu m’as tout pris

Tu as eu raison de tout m’arracher

Dans mes prières je t’avais oublié

Et c’est pour moi que je priais.”

J’ai eu des difficultés à comprendre le un seul dieu. Il semble à l’infini plus probable que ce soit une somme de volontés contradictoires qui nous ait faits. Elles sont allées plusieurs fois jusqu’au sang, capable de se faire des fils pour les crever, habituées à creuser des tombes avant de fabriquer les morts.

Qui peut croire à un être sans égaux, sans frères, condamné à être seul ou elliptique ? Un oiseau pour mille épaules. Juste ses envols aux oreilles.

Il faudrait que j’arrête le temps. Je vais lui frotter le dos avec du talc, avec tout ce que je vais pleurer et suer pendant le spectacle, il ne faudrait pas qu’il pourrisse ou qu’il devienne calleux.

Je fais la traversée huit fois avant de resigner mon contrat, pour huit autres fois. Une fois par semaine.

Ensuite, parce que je ne suis plus un dieu perdu dans le cosmos comme au début, je vais tenir une place dans le monde, je passe mon costume du dieu de la destruction.

Il tient chaud, le kerdane macère et le spectacle on le fait deux fois par soir. Il y a une pause d’une demi-heure au milieu du spectacle, c’est à dire pas assez pour enlever tout le costume. Juste la tête.

Il faut être fou pour croire que le dieu de la destruction n’a que deux bras.

Alors je reste debout quelque part, si je m’assois les grands ongles rouges des mains qui sortent du dos du dieu se cassent.

Avant je ne faisais pas le dieu de la destruction, mais ils ont vu que j’étais là tous les soirs et que je connaissais bien les chorégraphies, ils m’ont donné un meilleur rôle. Au-dessus du dieu de la destruction il y a d’autres rôles, mais ce n’est pas pour tout de suite. “Ça va, je serai patient ! Je serai comme un oeuf dans une poule !” Et je m’en vais.

Au deuxième acte les humains m'ont attrapé et m'ont suspendu par les pieds pour me faire cracher des richesses. Pendant un long moment, les dieux vont se succéder pour supplier l’humanité de me laisser redescendre, mais rien ne l’apaisera.

Elle chantera :

“Mais nous, nous ne demeurerons pas, qu'est-ce que ça peut faire ? L'arbre auquel nous avons accroché le dieu de la destruction sera encore vivant que nos arrière-petits enfants ne seront même plus rien ! Lui il est éternel ! On pourrait lui donner des coups de pied dedans il ne serait pas entamé !”

Et un danseur fait une sorte de bond avant de me taper sur la tête. Je crache des flammes et des pièces. On me frappe dans le ventre et je crache un gros collier de diamants.

“Que voulez-vous à la fin, en échange ?”

Les dieux hurlent, les humains se concertent.

Je cache ma tête pour prendre une grande gorgée de kerdane et le flot de feu que je déverse sur la scène enflamme l’arbre, qui n’est qu’une silhouette de tissu et de carton, la corde qui me retient, les poils de mes chevilles.

L’humanité est sauvée par un dieu, je crois, pendant que je m’enfonce dans l’océan.

Dans le troisième acte, je veux faire la guerre. On m’entoure de dieux mineurs et de monstres abîmés, on me fait chanter une chanson pleine d’idées effrayantes (je n’ai jamais connu la guerre), j’ai du mal à avoir l’air féroce sous mon masque.

C’est un manquement de ma part, il parait que l’autre danseur qui fait le dieu de la destruction n’a pas ce problème et qu’il mène ce troisième acte avec plus d’entrain que moi.

“Tu ne comprends pas, c’est la force du fatras, c’est la force morbide qui nous habite tous, c’est la soif de sang.”

Je hoche la tête.

“Tu t’es jamais fait battre ? On t’a jamais mis à terre injustement ?”

Je dis si, bien sûr.

“Alors !”

Mais l’interprétation ce n’est pas le plus important, dans ce spectacle, c’est les effets pyrotechniques.

Mon armée et moi traversons le plateau en pas chassés, de longues capes brillantes sur le dos et nous détruisons tout : on enlève les volcans et on précipite des milliers d’êtres directement dans le noyau en fusion de la terre.

Je n’ai jamais vu d’armée mais j’ai vu des nuages s’amonceler au-dessus des montagnes, dans le haut glacé du ciel.

Comment arrêter le dieu de la destruction ? C’est vrai, comment m’arrêter ?

Ce monde en larmes dans ses levains m’insupporte et me rend fou.

Un dieu chante : “Que veux-tu ?”

Je crache du feu.

“Que veux-tu pour t’arrêter ? Nous te donnons la montagne la plus haute, tu peux en faire un volcan si tu veux, nous te donnons tous les enfants qui naitront à partir de maintenant et pendant un siècle, tous les enfants seront à toi. Un collier ? Tu ne veux pas un collier ? À chaque fois que tu le porterais tu humilierais tous les dieux.”

Rien ne m’arrête.

Alors on emmène le plus vieux dieu, celui qui se confond avec le cosmos et on le pose devant moi dans une couverture grise (elle est ignifugée). Je lui rugis dessus des flammes oranges.

Le danseur qui est dessous se recroqueville mais il n’y a jamais eu de problèmes, je suis précautionneux. Ils tirent au sort le soir qui s’allonge sous la couverture.

Alors c’est la guerre, les dieux contre les monstres, les humains contre les humains, c’est très sanglant.

Les danseurs se tirent par les cheveux et par les bras. En coulisses, à ce moment-là je peux voir en coulisses, je les vois s'aider à se relever, se frotter les épaules sur lesquelles ils ont glissé, les genoux, se demander si ça va.

Je crache du feu sur des feux, je suis plus grand que nature, je marche, lourd, à faire chavirer tout le monde.

Je vois des corps et ma respiration fait du brouillard. Les foyers que j’ai crachés sont attisés par la soufflerie du premier acte, très doucement en continu et gerbent haut, jaunes, par intermittence, mais surtout beaucoup de fumée, qui dégouline de la scène aux jambes des spectateurs, puis au ras de l’eau et tout devient sa propre silhouette.

Obscurité sur le plateau, silence sur la barge : feu d’artifice au-dessus du fleuve.

Nous sommes arrivés à l’endroit où l’on voit, sur le parking d’une zone industrielle, trois hommes allumer des feux et des fusées, et selon l’état du ciel, on les voit exploser de toutes les couleurs.

Les spectateurs applaudissent et hurlent.

C’est le combat du monde contre lui-même.

Au quatrième acte mon costume est tout planté de flèches et de lames cassées dans mon dos, j’ai des néons qui s’allument en forme de sang qui coule.

Pourquoi j’ai été vaincu entre le troisième et le quatrième acte est résumé par le choeur.

Il doit rester trente danseurs, à faire les survivants.

Un arc, ou une épée, ou une bombe magique finit par me terrasser, je ne prête plus attention à l’histoire, aveuglé par les fumées et les vapeurs entêtantes d’essence et de kerdane.

Quel homme crache plus fort qu’un feu d’artifice ?

Le dieu de la destruction s’effondre dans ses néons clignotants, des incandescences autour de la bouche.

J'entends le choeur : “Il est abattu celui qui nous effrayait, mais il n'a pas disparu. Il est allongé dans un pré qui sera plusieurs fois en fleurs. Le temps devrait le recouvrir pourtant.”

Ensuite, il y a le cinquième acte, où je suis endormi, où je sers de montagne. Je ne sais pas trop ce qu’il s’y passe. Il a été modifié souvent, et j’ai fait le spectateur pour certaines répétitions, mais ça ne m’a pas marqué. Ça doit être le monde qui recommence. Ma mémoire ne l'a pas retenu.

Après le dernier chant, le spectacle est fini, ma langue a gonflé, j’ai des braises entre les dents. La barge, lourde, irisée de fatigue et de rires revient à quai. Des cendres volent à hauteur d’épaule et laissent des marques noires quand on les chasse.

Lorsque c’est le deuxième spectacle de la nuit qui se termine, et que je marche sur le chemin de la maison, je vois le jour naître.